Une "auberge rouge" en Oisans ?
Voici un article du Dauphiné Libéré retrouvé en farfouillant dans un monticule de documents découpés au fil du temps dans la presse...
On verra ici que la misère peut engendrer toutes les horreurs !
Une " auberge rouge " en Oisans ?
1860. Au lieu-dit "Le Clapier", du nom d'un village aujourd'hui disparu, la route vers Briançon quitte la vallée largement ouverte du Bourg-d'Oisans pour se frayer avec peine un passage étroit dans le redoutable défilé de la Romanche. Trait de scie entre de gigantesques falaises sombres, encombré d'énormes blocs de rocher, ce ne sont qu'abîmes où d'étroits sentiers tortueux et malaisés serpentent sur des flancs raides et arides.
Les voyageurs engagés dans ce passage redoutable retiennent leur souffle et n'ont qu'une hâte, sortir de ce lieu tourmenté. Un répit leur est accordé à l'endroit appelé "La Rivoire" où la route débouche sur un court plateau. Là, une famille de Piémontais nommée Malaculti tient une auberge. Plutôt un antre sombre meublé d'une longue table flanquée de bancs disposés devant une cheminée noire de suie. Deux meurtrières dispensent avec parcimonie une lumière rare.
Mais après avoir frôlé les précipices, cette halte est la bienvenue. D'autant plus qu'en amont la route s'enfonce à nouveau dans la gorge de la Romanche par un tunnel dit "aux fenêtres" parce que percé de trois ouvertures débouchant sur un vide impénétrable.
Les Malaculti sont de pauvres gens, incultes et rusés, élevant deux fils, Antonio et Gaspardo, dans la perfidie et l'esprit de lucre. L'hiver est pour eux la saison de la fortune et du bonheur. Car le mauvais temps force l'étranger engagé dans ces lieux inhospitaliers à chercher gîte et couvert sous ce toit inespéré... et fatal. L'accueil chaleureux, obséquieux même, un repas copieux et lourd que maints pichets aident à passer, un ardent feu de cheminée, invitent à l'euphorie tandis qu'au dehors la tempête fait rage.
Les convives bavardent, commentent les événements du pays, parfois se livrent à des confidences. Les négociants, maquignons et autres marchands forains qui, imprudemment, laissent entrevoir à leurs hôtes un butin digne de leur avidité, scellent leur perte. Le vieux Malaculti, d'un regard à ses fils, désigne la victime. Le lendemain, reprenant la route et s'engageant dans le sombre tunnel, le malheureux trop bavard est assailli, terrassé, poignardé. Dépouillé, son corps encore pantelant est précipité par une des "fenêtres" dans l'insondable abîme au fond duquel gronde la Romanche. Ainsi ont lieu de nombreuses disparitions attribuées aux dangers de la route. Tout au moins au début.
Car de fil en aiguille, par recoupements successifs, la maréchaussée vient à s'intéresser de plus près aux Malaculti... mais sans rien prouver. Alors, on oppose la ruse à la ruse. Deux gendarmes, déguisés en touristes fortunés et volubiles, font étape à l'auberge. Le manège des Malaculti ne leur échappe point et le lendemain, dans le tunnel, déjouant leurs agresseurs, ils les maîtrisent, reviennent à l'auberge avec leurs prisonniers et arrêtent le couple infernal. Peu après, la maréchaussée à cheval emmène tout ce beau monde en prison à Grenoble.
Le procès eut lieu. Il révéla, dans l'horreur et l'effroi général, l'étendue des meurtres commis. On pendit la famille. Des décennies après, lorsque la nouvelle route fut percée, ces lieux funestes furent dynamités et s'écroulèrent dans la Romanche. Il ne reste rien du "tunnel aux fenêtres" ni de l'auberge... rien... qu'une légende ?
Oleq IVACHKEVITCH
Dauphiné Libéré du 19/09/97